ANALYSES

« Le « rêve chinois » en Asie centrale, prospérité ou cauchemar ? »

Presse
27 avril 2024
Interview de Emmanuel Lincot - Asialyst

Quels sont les intérêts de la Chine en Asie centrale ?




Emmanuel Lincot : Multiples. Historique tout d’abord puisqu’elle convoite cet espace d’une manière récurrente. Elle-même est un pays de l’Asie centrale ; le Xinjiang turcophone par sa population ouïghoure et sa situation géographique y concourant. Économiquement, car cette région est riche en hydrocarbures et en eau. Le seul Kazakhstan possède toute la table de Mendeleïev dans ses sous-sols. Logistiquement aussi : la région étant la porte d’accès vers l’Union européenne (première puissance économique du monde, premier partenaire commercial de la Chine) mais aussi vers le Moyen Orient. Diplomatiquement, la Chine rallie à elle des pays appartenant au pré-carré russe, renforce ainsi sa position qu’elle développe par des projets sécuritaires ambitieux qui autorisent notamment l’Organisation de Coopération de Shanghai [OCS – fondée en 2001 ; 46 % de la population mondiale, NDLR] de poursuivre des personnes recherchées et que Pékin considère comme terroristes. Pékin renforce aussi sa présence par la vente d’armes mais aussi en assurant une présence militaire dans le Haut-Badakhchan (Tadjikistan) ou en préparant des initiatives visant à reconnaître le régime taliban et ce, pour éradiquer la présence de maquisards ouïghours dans la région, éradiquer les narcotrafics et sanctuariser ses intérêts (mines, infrastructures).




Mais que représente le « Sud Global » pour la Chine ?



La Chine incarne un nihilisme autoritaire. Contrer l’Occident sur ses principes, mettre en avant les principes du collectif sur l’individuel (en souscrivant aux principes de la Déclaration asiatique des Droits de l’Homme) ou contester les schémas de développement tels que ceux défendus par l’Occident (avec les conditionnalités que l’on sait : respect de la démocratie notamment) et ce, depuis Bandung (1955), revient à proposer une alternative à l’Occident. Pour autant, ces revendications chinoises ne font pas l’unanimité. En Asie centrale comme au Pakistan, la présence de ses ressortissants comme la politique de répression à l’encontre des Ouïghours mise en œuvre par Pékin indisposent les opinions et la diplomatie des masques initiée par Pékin durant le Covid a souvent créé un sentiment hostile à ce qui était escompté.




La Chine est-elle en train de remplacer la Russie en Asie centrale à la faveur de la guerre en Ukraine ?



Deux événements seraient enclins à nous le montrer. Septembre 2022, lorsqu’a lieu le sommet de l’OCS à Samarkand en Ouzbékistan : Xi Jinping y critique Vladimir Poutine pour son intervention au Kazakhstan en janvier de la même année (soit un mois avant l’intervention russe contre l’Ukraine) tout en abondant dans le sens du Kremlin pour l’instauration d’un nouvel ordre international. Mai 2023 ensuite, alors que la Chine invite symboliquement dans l’ancienne capitale impériale de Xi’an le sommet Chine-Asie centrale, sans la Russie. Toutefois, la puissance russe a de beaux restes et conserve des bases militaires importantes au Tadjikistan et au Kirghizstan et les volumes d’exportations centrasiatiques à destination de la Russie n’ont pas diminué. La diplomatie russe est proactive dans la région y compris vis-à-vis de pays cultivant leur très grande proximité par rapport à la Chine. Je pense au Pakistan. Deux jours après l’invasion russe de l’Ukraine, Vladimir Poutine recevait Imran Khan au Kremlin pour la signature de contrats de ventes d’armes par exemple. Signe des temps toutefois, et j’y vois un phénomène profond : les consciences centrasiatiques se décolonisent en abandonnant l’usage du russe. La langue de Pouchkine est de moins en moins enseignée. Ce qui ne signifie pas pour autant que le chinois y fait des progrès fulgurants.




Comment voyez-vous l’importance de l’Asie centrale sur l’échiquier mondial aujourd’hui ?



N’étaient les quelques visites effectuées dans la région par Emmanuel Macron, les Européens s’y désintéressent. Les Américains ne s’y seront intéressés que durant 20 ans sur le plan stratégique. De 2001 à 2021 en envahissant puis en se retirant tout aussi précipitamment avec l’échec que l’on sait. Ce n’est donc pas une priorité de l’Occident. En revanche, la Chine y voit une profondeur stratégique tandis que la Turquie y perçoit des opportunités et que l’Inde souhaite y développer des alliances de revers contre son grand rival, le Pakistan. Que les Occidentaux y aillent à reculons, rien de plus normal. Ces pays sont les héritiers du système soviétique et le climat n’y est pas propice pour le développement des affaires. L’instabilité chronique de ces pays conjuguée au problème du terrorisme expliquent aussi bien des réticences. En d’autres mots, l’Asie centrale n’a pas vocation à changer le monde. En revanche, l’Asie centrale est la principale matrice du terrorisme international. C’est aussi, et d’une manière plus grandiloquente, le cimetière de tous les empires. Que la Chine s’y investisse n’est pas forcément un bon présage pour l’avenir du régime. Cette observation s’applique aussi bien au régime russe qu’à celui de la Chine. Le récent attentat par l’État Islamique-Khorassan à Moscou est sans doute le prélude à des attentats tout aussi meurtriers qui auront lieu de nouveau en Russie mais aussi en Chine qui est également dans le viseur des terroristes.




Que représente pour la Chine le Xinjiang sur les plans géostratégiques et économiques ?



C’est l’axe-pivot des intérêts stratégiques chinois en ce que le Xinjiang ouvre sur l’Asie centrale et le Cachemire. D’une superficie qui équivaut à trois fois celle de la France, le Xinjiang produit du pétrole et a été de 1964 à 1995 le lieu des essais nucléaires chinois. C’est une région qui a été annexée par la dernière dynastie impériale, celle des Qing (1644-1911), c’est-à-dire dès la fin du XVIIIème siècle et au moment même où Pékin, bientôt confronté à une menace des puissances impériales sur son littoral, tendait déjà à se ménager une profondeur stratégique à l’intérieur des terres. Dans les mentalités chinoises, c’est une région de renégats. Elle est à la Chine ce que la Sibérie est à la Russie dans l’histoire de la dissidence du pays. C’est donc une région autant convoitée que détestée.




Comment caractériser le sentiment profond en Chine liant islam et terrorisme ?



Les musulmans sont de plus en plus associées au terrorisme, au désordre (luan, 乱). Rappelons que les réseaux sociaux chinois s’étaient enflammés à l’issue des attentats du Bataclan en 2015. En Chine même, des mesures fortes ont été prises pour l’interdiction des aliments hallal servis à bord des compagnies aériennes régionales mais aussi, dès 2001, contre le port du voile dans l’espace public. Il est intéressant d’observer qu’aucun État musulman ne s’en est offusqué non plus que des exactions exercées à l’encontre des Ouïghours. Il est aussi intéressant d’observer que la vindicte antimusulmane est récurrente dans l’histoire du pays. Y compris à l’époque impériale, l’islam est perçu comme un corps étranger et instrumentalisé par les pouvoirs étrangers. Si les Hui – ou musulmans chinois – échappent aux répressions que subissent les Ouïghours, ils n’en sont pas moins exposés à des humiliations et des vexations de plus en plus grandes.




Quel est le réservoir de puissance de la Chine en Asie centrale ?





Pour l’heure, l’Asie centrale représente une part infinitésimale dans les volumes des échanges entre la Chine et l’étranger. Et c’est cette asymétrie entre son intérêt manifeste pour la région et la réalité qui interroge. Que la Chine veuille consolider cet « arrière-pays » répond à un atavisme néo-impérial mais aussi à une volonté d’étendre le projet des « Nouvelles routes de la soie » depuis cet espace intermédiaire. Mais comme nous l’avons déjà dit, cette région n’est pas sans présenter un certain nombre de risques. La coopération inter-régionale quasiment nulle, le problème afghan, la lutte des Ouïghours : tout cela va dans le sens d’une fragmentation de cet espace voire de sa « palestinisation » dans l’ensemble de la région.


Propos recueillis par Pierre-Antoine Donnet pour Asialyst.

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